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L’amiral fou regagne
un antre de sa jeunesse
14790 E.G.
Il existe une différence quantitative importante entre (1) les macroévénements tels que le vent, la température atmosphérique ou une économie saine, et (2) les microévénements tels que la vitesse d’une molécule d’air ou une simple faillite.
L’addition des microévénements révèle tout ce qu’il est utile de savoir sur un macroévénement. La somme des déplacements de toutes les molécules d’air indique qu’il y a du vent ou un cyclone, quelles sont les températures. Les échanges entre acheteurs et vendeurs constituent une économie planétaire.
Le processus n’est pas réversible. Il est impossible d’extraire d’un macroévénement les microévénements qui le composent. Les informations détruites pendant l’addition ne peuvent être récupérées. La vitesse d’une molécule donnée n’est mentionnée dans aucun bulletin météorologique. Aucun index économique ne précise qui a acheté quoi, quand et où. Aucune prédiction psychohistorique ne révèle le destin des individus dont les actes engendreront cet avenir.
Extrait d’Outils psychohistoriques pour façonner un avenir du Fondateur.
Hahukum Konn laissa Rhaver au chenil, retourna tripatouiller son cuirassé pendant quelques heures puis consacra le reste de la veille à étudier des fichiers sur les problèmes qui commençaient à apparaître, empiétant sérieusement sur son temps de sommeil. Ce n’était pas passionnant, mais cela le tracassait et le tenait éveillé. Même la reconstitution du vieux cuirassé de type Horezkor ne lui permettait plus d’oublier la crise qui se profilait à l’horizon.
Il revenait vers son domicile lorsqu’il décida de faire un détour pour prendre un tonique prescrit par son médecin et se retrouva sous la coupole de la Piazza, vingt niveaux plus bas que son logement. Il regarda des étudiants qui se moquaient les uns des autres puis, au lieu d’emprunter un lévitateur pour aller s’affaler sur son lit, sous ses mobiles de vieux vaisseaux de guerre, une impulsion – peut-être inspirée par ces jeunes gens – l’incita à se diriger vers les stations de transport. Pendant qu’il se demandait en bougonnant ce qu’il faisait hors de son lit, le vieil étudiant qui sommeillait au fond de son être réclama une nacelle privée au centre de répartition.
L’appareil s’ouvrit devant lui et il y pénétra.
« Confort ? s’enquit le tableau de bord.
— Ferme. »
Si Konn n’avait aucun but à l’esprit, il voulait partir le plus rapidement possible. La verrière redescendit et s’opacifia. Le système d’aération interne diffusa aussitôt un mélange revigorant standard.
« Destination ? s’enquit la nacelle en constatant que Konn ne fournissait pas cette information.
— Sans importance. Je désire seulement faire un tour d’enfer, quitte à avoir un infarctus. Pour ça, il faudrait rendre les fenêtres transparentes.
— Mes capteurs indiquent que vous avez un âge qui m’interdit tout virage trop brusque… Avez-vous une dispense médicale ?
— Oh, laisse tomber ! »
Ils ne démarraient toujours pas. « Il me faut une destination, s’il vous plaît.
— Disons l’Olibanum. »
Konn s’interdisait de se lancer dans une joute oratoire avec une machine. S’il ne pouvait profiter d’une folle virée, les merveilles de l’Olibanum étaient presque aussi exaltantes.
« Quel arrêt ? s’enquit la nacelle sur un ton de reproche.
— Station Kermis. »
La seule qui lui était venue à l’esprit sans devoir consulter son fam.
La nacelle céda à son caprice en rendant ses fenêtres transparentes pendant qu’ils empruntaient les tubes d’interconnexion ténébreux de la ville. Ils laissaient derrière eux des piliers de soutien obscurs et des puits d’aération, contournaient des citernes d’eau sinistres et des surdômes… ce qui n’avait rien de grisant à une allure où il n’était même pas nécessaire de s’agripper. De vieilles habitudes le ramenaient vers la Mecque de sa jeunesse, le long du merveilleux Couloir de l’Olibanum où les étudiants du Lyceum s’étaient toujours mêlés au reste de la population de Sublime Sagesse pour oublier leurs problèmes et tuer un temps qu’ils auraient mieux fait de consacrer à leurs études.
« N’ouvrez votre ceinture qu’après autorisation ! » l’avertit la nacelle, sans préciser qu’elle le dénoncerait à la police et qu’il écoperait d’une amende s’il enfreignait le règlement. Il atteignit un lieu magnifique et descendit dans le silence de cathédrale de la Station Kermis.
Une petite marche lui fit franchir une barrière sonique scintillante et il retrouva le fracas assourdissant du couloir. Il ressentait dans ses zygomatiques le plaisir procuré par la remémoration des moments merveilleux passés dans les bistrots de cette immense foire, à l’époque où il était encore aussi imbu de lui-même que ce prétentieux de Nejirt l’avait été cet après-midi-là ! Est-ce qu’un Konn un peu plus sage eût souhaité être vu à cet âge au Bistrot de l’Allumeuse ? Essayer de se rajeunir eût été voué à l’échec ! Mais la pensée l’amusait… presque comme un défi.
Il joua des coudes dans la foule, en essayant de différencier les étudiants des bureaucrates et des simples pions. Les modes vestimentaires avaient beaucoup changé, depuis qu’il était venu ici pour la dernière fois. Les signaux qui permettaient aux gens de s’identifier étaient toujours très fluides. Il était inutile de famflasher quelqu’un pour connaître son CV. Une id, probablement trafiquée, servait de masque, de paravent, d’attrape-nigaud. L’Olibanum était par tradition un lieu d’anonymat festif.
Un musicien sans fam retint son attention, certainement un homme venu des profondeurs rocheuses des terriers ou un habitant des corridors. Comment était-il devenu infame ? N’était-ce pas un de ces malchanceux nés dans une famille trop pauvre pour lui en acheter un, un déshérité qui n’avait jamais bénéficié de la charité d’autrui ? Il soupira. Cela lui rappelait la sombre période antérieure à ses études où sa mère – une immigrante abandonnée – tentait de survivre en vivant là où elle en avait la possibilité. Ce musicien éveillait la pitié de Konn, qui écouta son chant plaintif pendant que d’autres passants allaient et venaient. Le mendiant s’accompagnait avec un audiovib gros comme sa paume, un appareil bien plus juste que sa voix.
Je sais que le jour viendra
Où, en couleurs, l’ours verra,
Et le fleuve s’emballera ;
Si ma mère n’a pas d’billet…
C’est sûr, je le volerai !
Une rime en entraînait une autre. L’amiral musardait. « Connaissez-vous des chansons de la Flotte ? »
Il avait un faible pour les chants des baraquements de l’Espace.
Après qu’un sourire eut révélé des chicots de dents brisées, le miséreux raconta l’histoire d’un matelot qui fourrait toujours ses doigts là où il ne le fallait pas, ce qui allait des rouages des machines aux parties intimes de ces dames, et qui se faisait zapper au refrain. Les badauds passaient. Certains s’arrêtaient pour tendre l’oreille et repartir aussitôt.
Hahukum donna au chanteur des rues un créditstick inutilisable pour l’achat de médicaments, de drogues ou d’alcool, puis il continua son chemin en se sentant un peu horrifié. Comment un homme pouvait-il vivre sans fam, comme un singe, comme un Thérien ? Comment ? Et avec toutes ces dents cariées ! Quelques inamins passés dans le fauteuil d’un réparateur buccal auraient suffi pour qu’il retrouve sa denture ! Mais c’était sans tenir compte de la nature humaine ! On aurait beau protéger la Galaxie contre les raids des hordes spatiales voraces et y installer une profusion de cornes d’abondance dispensant ce qu’il y avait de mieux pour le corps et l’esprit… Il y aurait toujours des losers qui s’éloigneraient vers la perdition en se lamentant.
Mais sa surexcitation était telle qu’il ne s’abandonnait pas au découragement et repoussait les souvenirs désespérants, les inquiétudes obsédantes et l’impossibilité d’être convenablement secondé. Il fut tenté de couper son fam pour paresser en se laissant nimber par l’aura bestiale de l’Olibanum, tel un primitif… Mais faire la connaissance d’une jeune merveille en étant privé de guide était, dans ce paradis pour escrocs, le meilleur moyen de se retrouver dans une situation inextricable au réveil. C’était regrettable. Il devrait se contenter de suivre le mouvement… en veillant à conserver toutes ses facultés.
La foule le happa et il se laissa emporter vers le haut d’un trottoir rampant en se demandant quelle attraction galactique attirait tant de personnes. Ici, tous étaient bien plus jeunes que lui et semblaient savoir une chose qu’il ignorait. Qu’était donc un grumpmug ? Rien ne pouvait être plus exotique que l’éléphant en culotte bouffante sur lequel il s’était juché autrefois, quand il poursuivait encore ses études.
Il fut poussé dans un hangar au plafond élevé dont les abords étaient bondés de garçons accompagnés de leurs amies. Certains se dirigeaient vers des festivités qui se déroulaient au niveau supérieur et quelques-uns faisaient la queue pour monter à bord de petits véhicules clos. Konn en prit un (décoré comme un monstre de l’enfer affublé de pare-chocs) pour filer à toute allure dans la reproduction d’une plaine envahie par une végétation luxuriante. Au-dessus de lui le plafond était une piste de danse transparente, ce qui permettait aux fêtards moins aventureux de partager par personnes interposées les joyeuses activités dévastatrices auxquelles on s’adonnait en contrebas… autrement dit percuter des grumpmugs et poursuivre les couples d’ados isolés en dessinant des cercles et des spirales. Mais c’était amusant.
Les grumpmugs hermaphrodites de Vincetori étaient des bestiaux des plaines acariâtres qui défendaient jalousement leurs pâturages. Constitués d’éponge cartilagineuse et d’os qui encaissaient assez bien les conséquences de leur obstination et leur propension à se donner des coups de tête, ils se déplaçaient en courant sur des pattes très courtes qui les emportaient d’un côté et de l’autre à une vitesse folle, et leur permettaient de ponctuer toute rencontre avec un rival d’un impact très violent.
Peu de planètes ayant une atmosphère d’oxygène abritent une vie plus évoluée que des organismes unicellulaires. Les grumpmugs faisaient partie de ces exceptions, mais ils n’avaient pas développé des capacités intellectuelles suffisantes pour remarquer que leur ciel s’était transformé en salle de bal ! Il manquait à leurs facultés cérébrales deux cent cinquante mille ans pour accéder à l’intelligence. Néanmoins, Konn trouvait plus amusant de les charger que d’aller percuter des étudiants du Lyceum… thunk ! Enfin, la plupart du temps ! Ce grumpmug venait de l’esquiver et, d’un coup de croupe, de l’envoyer faire quelques tonneaux avec son véhicule. En contemplant le monde sous un angle inhabituel, il sut que l’ingénétique avait suffisamment endurci ces bestioles pour en faire des bêtes de foire.
Ce fut en boitillant qu’il alla dilapider sa menue monnaie au niveau supérieur pour se distraire avec des adolescentes… et s’éclater d’une autre manière.
Il repartit à une heure tardive, après avoir accordé du repos à sa jambe meurtrie. Il remarqua qu’il se trouvait à proximité de son vieil antre, le Bistrot de l’Allumeuse. L’animation était un peu moins grande, sur l’Olibanum, et ce fut sans se presser qu’il monta vers le Grand Puits en contemplant tout ce qui l’entourait. Il n’avait jamais rencontré le nouveau propriétaire du Bistrot, bien que ce Rigone soit devenu une célébrité connue de tous les étudiants. Dans sa folle jeunesse, l’Allumeuse était un lieu de rendez-vous à la réputation douteuse. Rigone, qui n’avait pour les lois sur les sondes qu’un respect tout relatif, lui avait apporté une renommée encore plus louche dans le domaine de la haute technologie. Konn n’avait pas à utiliser son fam pour superposer des balises sur son cortex visuel afin de trouver son chemin, car le parcours était resté gravé dans son bioware. Deux pâtés de maisons au-delà du Grand Puits s’ouvrait une petite ruelle et là, dissimulé sur la droite, au sommet d’un escalier discret, il y avait le Bistrot, comme autrefois. Seule la main courante sur laquelle rampaient des serpents sculptés était un ajout récent.
Il avait simplement eu l’intention de passer devant, mais un réflexe vieux de plus d’un demi-siècle lui fit gravir les marches.
Hahukum pensait que son entrée provoquerait de l’agitation. Sur une planète d’un billion d’habitants les établissements où il aurait pu se rendre sans être reconnu étaient innombrables, mais pas dans le ghetto des étudiants. Une troisième veille léthargique venait de débuter et il y avait principalement des jeunes gens assis à l’alignement de tables qui occupaient la salle centrale. Un grand videur squelettique le remarqua et poussa son compagnon du coude. Ce geste n’échappa pas au barman qui lorgna Konn puis disparut dans l’arrière-salle. Le processus d’identification se poursuivit comme une réaction en chaîne. Atteindre le deuxième échelon avait des désavantages. S’il y avait parmi la clientèle certains de ses élèves, il n’aurait pu les reconnaître… Tous s’étaient vêtus de façon extravagante pour se soustraire à un sondage famique.
Le propriétaire apparut avant même qu’Hahukum puisse s’asseoir. Rigone était un homme imposant, avec des tatouages tarabiscotés sur le visage, très certainement un Récup au charme irrésistible qui n’aurait pu inspirer confiance qu’à un inconscient. « Amiral ! Vous voilà revenu !
— Après cinquante années d’absence », précisa sèchement Konn.
Il jaugea du regard cet individu qui n’était même pas né la dernière fois qu’il s’était assis devant le vieux comptoir en piteux état.
« Mais vous êtes toujours inscrit sur notre registre, déclara Rigone qui sourit sans lui laisser le temps de s’installer. Venez, c’est la maison qui offre. »
Quelles que soient les suppositions du propriétaire des lieux sur les raisons de la venue du puissant visiteur, il voulait s’en entretenir avec lui loin des regards indiscrets. Il le guida vers un escalier qui conduisait à des locaux privés doublement protégés. Une porte de chambre forte se referma derrière eux avec un chuintement de sas hermétique. Puis ils entendirent le grésillement d’un rideau de force assez intense pour arrêter net tout individu qui courait, une fois réactivé.
La seule pièce visible était luxueuse. Il y avait ici des étagères de modulivres ivroïdes de la fin de l’Ère impériale, illisibles sans leurs lecteurs antiques, une tapisserie qui venait probablement de Sewinna et un bric-à-brac caractéristique de la période du Grand Sac. Une paroi était couverte d’appareils électroniques qui semblaient avoir été choisis pour leur design alors qu’ils devaient être très fonctionnels. Konn humait un léger parfum qui enflammait son imagination de citadin… des fleurs sauvages dans une prairie des montagnes ? Quand avait-il mis les pieds en pleine nature pour la dernière fois ?
Rigone s’exprima d’une voix assez basse pour qu’on ne pût l’entendre à plus d’une longueur de bras de distance.
« Désolé, je ne suis pas seul… Je distrayais une de ces dames… » Puis : « Mer ! »
La femme-fleur délicatement parfumée qui sortit de l’alcôve occupait apparemment une position de confiance. Elle ne s’attendait pas à voir quelqu’un et elle réclama une explication à Rigone, sans dissimuler son irritation. Ses cheveux étaient captifs d’une cage et du métal agrémenté d’incrustations turquoise soulignait ses yeux ; son pantalon d’intérieur était hardiment fendu sur le côté et elle était nu-pieds. Elle n’avait rien d’une étudiante.
« Mer… nous avons un invité… L’amiral du deuxième échelon Hahukum Konn. »
C’était la voix d’un pilote qui volait avec assurance en mode manuel, de nuit et dans un ciel nuageux, entre les pics d’une chaîne de montagnes accidentées, peut-être au-dessus d’étendues de fleurs sauvages, à la recherche d’un terrain où se poser. C’était la voix d’un homme qui n’aurait en aucune circonstance reconnu avoir besoin d’assistance.
Mer s’inclina, les doigts tendus ; un accueil qui révélait de l’éducation et de la sociabilité, sans engager à rien. Mais la dilatation de ses pupilles indiquait qu’elle connaissait Konn de réputation. Son attitude traduisait à présent de la circonspection. Un échange d’informations muet avec Rigone lui faisait supposer que ce dernier avait des ennuis. Elle cherchait comment l’aider, quittant parfois Konn des yeux pour lorgner son paladin du Bistrot, comme pour réclamer des instructions.
Ils présumaient donc qu’il était venu leur demander quelque chose et s’apprêtaient à lui opposer un refus. C’était amusant. Sa seule motivation avait été la nostalgie, ce qui ne l’empêcherait pas d’alimenter leurs inquiétudes. Il n’hésitait jamais à utiliser les services d’autrui. Le tout consistait à ne pas exiger des gens plus qu’ils ne pouvaient donner. C’était le principe de base de tout bon système de gouvernement.
« On raconte sur vous bien des histoires, ici », dit Rigone dont l’œil brillait.
Il prépara une boisson pendant que Mer faisait venir un aérosiège, qu’Hahukum accepta.
« Vraiment ? Si mes souvenirs sont bons, j’étais pourtant plus raisonnable que les jeunes d’aujourd’hui.
— Il est probable que ces anecdotes ont été enjolivées au fil des ans. »
Un compliment en attirait un autre : « Mes élèves m’ont également parlé de vous.
— C’est regrettable. Je dois déjà consacrer trop de temps à soudoyer des policiers. »
Cet homme ne pouvait se soustraire à ses pires craintes et, pour dissimuler un sourire, Hahukum renifla la boisson afin de déterminer ce qu’il venait de lui servir. Il reconnut une senteur de la planète Armazin, un alcool d’importation et donc coûteux.
« Je doute que les représentants de l’ordre importunent quelqu’un d’aussi habile.
— Ils devraient effectivement s’en abstenir, sauf si une personne très haut placée voulait m’attirer des ennuis. »
Nul n’eût exprimé si ouvertement ses craintes, à moins de souhaiter être rassuré… mais Konn n’était pas du genre à faciliter le sommeil d’un hors-la-loi plein de bagou.
« Je suis certain qu’un pot-de-vin devrait régler le problème. »
Le flot de jurons que débita alors la femme-fleur révéla que sa distinction était d’acquisition récente. Elle réagissait avec emportement à ce chantage, dont elle jugeait l’enrobage plus insultant que la menace elle-même.
« Arrêtez la branlette et dites-nous ce que vous voulez ! »
Horrifié par cet écart de langage, Rigone lui fit discrètement signe de se calmer sans perdre pour autant sa réserve. Elle se détourna avec dégoût pour essuyer un comptoir déjà irréprochable.
« Veuillez l’excuser… »
Rigone adressait à l’amiral le geste signifiant dix-sept, pour lui indiquer l’âge de sa compagne.
Konn lui coupa la parole. « Je veux quelque chose. »
Il venait de prendre une décision, toujours sur une impulsion.
Désormais méfiant, Rigone essaya frénétiquement de redresser la situation. Il s’abstint de rappeler qu’il était difficile d’enseigner les bonnes manières aux adolescents.
« De moi ? Je ne vois pas ce que je pourrais vous offrir… lorsqu’on pense à vos ressources.
— Moi si. »
Rigone massa un de ses tatouages pour s’accorder un temps de réflexion. « Vous avez dû entendre les balivernes qui circulent sur mon compte. Je n’ai rien qui vous intéresse. Je suis un honnête homme. La seule chose que je peux vous offrir, c’est mon hospitalité.
— Vous trempez dans le traficotage des fams. » Une activité fréquemment illégale. « Avec une habileté qui suscite l’admiration.
— Non, non ! Certainement pas. Ah, ces rumeurs ! J’ai bon cœur et, quand un étudiant a des problèmes psychologiques, il m’arrive de lui servir de père… nous bavardons… je l’aide dans la mesure de mes moyens…
— Rigone, s’emporta Mer. Ce salopard te zappera, si tu ne lui donnes pas ce qu’il veut ! »
Rigone ne put s’empêcher de rire. « Amiral, que pourrais-je faire d’une femme aussi protectrice ? À part l’étrangler, bien entendu ?
— Suivre ses conseils. »
Rigone se figea. « Mon existence deviendrait invivable.
— Vous dramatisez. Je ne vous menace pas. Je vous demande simplement de modifier mon fam. Vous le confierais-je si j’estimais représenter un danger pour vous ? Rien d’important. Vous avez tout à y gagner. Je rémunérerai vos services. Vous consacrez une veille nocturne à booster mon fam et je vous apporte ce qu’aucun étudiant ne peut vous offrir. »
Rigone en fut troublé. « Je n’ai pas tout saisi. Ceux du Lyceum peuvent s’adresser à des techs bien plus compétents que moi.
— Pourquoi leur ferais-je confiance ? Ils conspirent contre moi, là-bas, et – malheureusement – il est exact que leurs techniques dépassent tout ce que vous avez à votre disposition. Réfléchissez. Le fam était à l’origine une simple extension des sondes psychiques. Il n’était pas utilisé pour étendre les capacités de l’esprit mais pour le contrôler. Les fams fabriqués de nos jours nous protègent contre une mainmise sur nos émotions. Mais peut-on se protéger lorsqu’on l’a retiré ? Confieriez-vous le vôtre à quelqu’un qui souhaite vous imposer sa vision de l’univers ?
— Alors, pourquoi me faites-vous confiance ?
— J’ai mes raisons.
— Obéis-lui, Rigone. Tu sais aussi bien que moi…
— Ta gueule ! » Il se tourna vers Konn. « Que voudriez-vous que je fasse, plus exactement ? Ce que vous voulez est illégal. Nul n’ignore que les fams ont failli compromettre le Plan du Fondateur et que, depuis Cloun l’Obstiné, les psychialistes dans votre genre ont exercé un contrôle très étroit sur les lois galactiques qui se rapportent à leur utilisation. Il est exact que j’ai parfois frôlé l’illégalité, mais j’ai évité les ennuis en veillant à ne jamais violer l’esprit de la loi.
— Je comptais sur vous pour m’installer une antisèche.
— Vous voudriez que j’ajoute une antisèche à votre fam ? balbutia Rigone qui ne pouvait en croire ses oreilles. Pourquoi ?
— Pourquoi un étudiant vous en demande-t-il une ? J’ai peut-être un examen difficile à passer. » L’amiral souriait. « Mais il faut qu’elle soit valable – le tout dernier modèle, évidemment – avec le test Hasef-Im dans ses algorithmes. Un de mes étudiants m’a tarabusté avec ça, dernièrement. Je me sens un peu dépassé. Les maths, c’est une occupation pour la jeunesse. Le Fondateur est mort avant d’avoir mon âge !
— Je ne suis pas censé toucher aux fonctions mathématiques.
— Mais vous le faites constamment, contre rétribution.
— Ces machins sont cryptés. Je ne peux pas craquer un code de ce genre. Et je n’y tiens pas ! Je me contente d’installer des modules d’extension.
— Ce qui me convient parfaitement. Que vous ne puissiez pas trafiquer leur contenu est une assurance sur la vie. »
Mer le dévisageait, hésitante et sidérée. « Un psychialiste du deuxième échelon qui veut un implant mathématique ! J’aurai tout entendu ! Vous n’avez pas peur que ça se sache ?
— Être un amiral fou a un avantage, et c’est que mes collègues croient sans l’admettre tout ce qu’ils entendent dire sur moi. Il va de soi que je vous écorcherai vifs pour me faire une veste avec votre peau si j’apprends que vous avez ouvert la bouche… et je ferai fermer l’Allumeuse si c’est Rigone qui manque de discrétion.
— Tout ça, ça me dépasse. De telles interventions sont très risquées, chez un vieillard.
— Je suis simplement entre deux âges.
— Pourquoi ne pas vous asseoir pour apprendre ces choses ? Ce serait moins dangereux. Prenez un congé sabbatique. Le cerveau d’un môme est si malléable qu’il peut supporter un fam qui rue dans les brancards. Le vôtre est verrouillé et a perdu toute flexibilité. Il pourrait même en résulter des dommages cérébraux. L’implant risque d’être rejeté. Rien ne vous garantit que vous aurez accès aux nouvelles fonctions. »
L’amiral sourit. « Je suis prévoyant. C’est ce qui fait de moi un bon psychohistorien. J’ai mis en place le réceptacle mental dont j’ai besoin il y a soixante ans… quand j’étais étudiant.
— Votre bioware a dû s’atrophier, pendant toutes ces années.
— Non. J’ai constamment entretenu mon aire motrice. En venant ici, par exemple, j’ai dansé l’haesila avec une fille plus jeune que Mer. Combien d’années s’étaient écoulées depuis que je m’étais livré à cette activité pour la dernière fois ? Rien de ce qui est stocké dans l’aire motrice ne peut être oublié. Vous tergiversez. C’est un faux problème. Vous n’aurez pas à me connecter à un nouveau fam… seulement à ajouter quelques algorithmes au mien. »
Mer grimaça et disparut dans le cabinet de travail de Rigone, qui resta assis pour réfléchir.
« Entendu. C’est réalisable. Je ne dispose pas du matériel le plus performant, mais…
— Procurez-vous tout ce qui vous sera nécessaire. Vous obtiendrez plus en une intervention qu’en toute une année consacrée à vos étudiants. »
Rigone inhala lentement et Konn le vit faire des calculs puis acquiescer à contrecœur. Si quelqu’un finançait une mise à niveau de ses installations, il aurait tout à y gagner.
« J’ai ce qu’il vous faut. Je dois cet implant à un étudiant qui a un esprit d’entreprise très développé. Il me faudra dix veilles, à quelque chose près, pour en obtenir une copie. Moderniser l’installation nécessitera un peu plus de temps. » Il marmonna. « J’espère que c’est tout ce qu’il vous faut. Il y a autre chose ? »
Hahukum sirota son Armazin. « Non. »
Mais lorsqu’un homme s’attendait à être mis à contribution, il ne fallait jamais le décevoir.
« Disons simplement que si vous connaissez un étudiant plus intelligent que la moyenne et désireux de se faire des petits à-côtés – quelqu’un qui ne gobe pas tout ce qu’on lui raconte – envoyez-le-moi. Considérez que c’est une commande à long terme. Je veux le meilleur.
— Je…
— Vous côtoyez des étudiants, veille après veille. Bien plus que moi. Je cherche toujours. Adressez-moi quelqu’un prêt à prendre des risques et capable de retomber sur ses pieds en toutes circonstances, et vous toucherez votre commission. Une somme conséquente.
— Les meilleurs découvreurs de talents de toute la Galaxie travaillent pour le Lyceum…
— C’est faux. Vous pouvez me croire. »
Avait-il besoin d’une antisèche pour ne pas se laisser dépasser par les théoriciens, pour former d’autres trieurs de données et chercheurs de problèmes ? Ne devait-il pas viser plus haut que rester à leur niveau ? Il avait des capacités d’analyse à revendre, et qu’est-ce que cela lui avait rapporté en plus de ses suspicions dues à d’étranges perturbations dans la trame historique évolutive, ses doutes et ses théories de conspiration aux bases branlantes ? Espace et damnation ! Ce dont il avait véritablement besoin, c’était de constituer une équipe de risque-tout qu’il enverrait enlever un de ces psychohistoriens renégats ! Il ne pourrait savoir qu’ensuite s’il avait tort ou raison. Mais il était trop âgé pour vivre de telles aventures.
Mer revint avec un des modules ivroïdes de Rigone, pleine d’arrogance. « J’ai quelque chose pour vous. »
Sans doute s’agissait-il d’un original et non d’une reproduction. Depuis le Grand Sac de Sublime Sagesse, les Récups constituaient une catégorie sociale bien distincte et tous étaient de véritables collectionneurs. Qu’un objet soit ancien ne pouvait leur suffire… Ils n’avaient que du mépris pour les copies !
« Voilà notre pot-de-vin. » Elle le posa sur le giron de l’amiral, sans avoir consulté Rigone.
Rigone qui leva la main pour reprendre l’objet mais se ressaisit dès que sa raison prit le pas sur sa possessivité.
Mer était fière de sa trouvaille. « Je suis certaine que vous ne l’avez pas. Cent millions de mots de témoignages oculaires sur la Guerre des Marches, collectés par les frères Berogi. Des récits de combats. Des vaisseaux. Des affrontements interminables. »
Effrayée par les conséquences possibles de son éclat, elle tentait d’amadouer leur hôte. Le sachant fasciné par la Flotte, elle avait estimé que ce présent le ramènerait à de meilleurs sentiments.
« Ça ne vous servira à rien, avança Rigone, sans véritable espoir. Le lecteur n’était pas de type standard et ils ont rapidement cessé d’en fabriquer.
— En auriez-vous un ? »
Rigone lui montra docilement l’appareil compact rangé dans une niche. Konn inséra le livre et, d’un mouvement des doigts rapide, il opta pour une consultation aléatoire. La machine lui choisit un article.
Hahukum fut plongé, par transfert oculaire, dans l’interrogatoire impitoyable d’un malheureux captif helmarien à l’esprit saccagé par une sonde psychique. La technique décrite était incroyablement rudimentaire mais ce n’était pas cette narration extrêmement précise qui retenait l’attention de Konn… Il était sidéré par le piège diabolique utilisé pour capturer l’espion. Il lui faudrait ajouter cela à son dossier sur les méthodes d’arrestation et d’obtention d’aveux des agents de l’ennemi.
Rigone s’attardait près de Konn, un peu comme s’il s’apprêtait à saisir le module glissé dans la fente pour aller le remettre sur son étagère, mais l’amiral était lui aussi un grand collectionneur et il n’avait aucun désir de renoncer à ce cadeau. Il avait calé sa main de façon que son bras protège la boîte ivroïde.
« Notre bibliothèque de vieux lecteurs est très complète. J’en ferai préparer un pour demain. Je vous remercie de tout cœur pour ce présent. »
Il sourit à Mer sans prêter attention à son hôte malheureux.
Mais une simple copie lui suffirait. Il ne lui faudrait guère de temps pour l’obtenir et générer un index compressé qu’il stockerait dans son fam… Cependant, s’il laissait Rigone regretter son trésor quelques jiffs, sa gratitude serait bien plus grande lorsqu’il le lui rendrait que s’il l’informait immédiatement de ses intentions.
Konn lisait toujours, intrigué. C’était un apéritif qui aiguisait la curiosité que lui inspiraient ces conflits interminables. Les descriptions de cette Guerre des Marches qui avait duré plusieurs générations l’incitaient à penser au présent. Le second Empire était-il véritablement impliqué dans un conflit qui se poursuivait depuis des siècles sans que la Congrégation en ait seulement eu conscience ? Les équations correspondant aux affrontements brefs et décisifs étaient très différentes de celles qui s’appliquaient aux guerres d’usure.
C’était peut-être cela, le problème. Ces dernières manquaient de relief, elles étaient privées du piment émotionnel de l’urgence – elles ne prenaient pas aux tripes –, ce qui incitait à l’indolence. Lorsqu’il était enfant, ne s’était-il pas bien trop passionné pour les drames expéditifs conçus pour retenir l’attention de quelqu’un de son âge ? Il avait indubitablement commencé sa carrière tel un homme qui voulait obtenir des résultats immédiats ; sa patience était un trait de caractère acquis. Nous songeons à ce qui assaille nos sens, ce qui nous empêche de remarquer le glacier qui empiète sur notre position. Seuls les vieillards savent encore où les glaces s’arrêtaient autrefois.
Le livre aurait d’autres usages. Étant donné qu’il comptait faire des prisonniers pour les soumettre à un interrogatoire, il devrait déterminer comment de telles opérations avaient été menées à bien dans le passé barbare de l’Empire. L’art de l’enlèvement était perfectible – les deux siècles de la Guerre des Marches n’avaient pas été agréables – mais il fallait pour évoluer s’appuyer sur les résultats déjà obtenus. Konn recherchait la perfection. Un psychohistorien devait rendre la guerre si plaisante que les parties en présence auraient à peine conscience qu’elle battait son plein.